Sous la direction artistique de l’artiste Malek Gnaoui, El Kazma a vocation à être un poste d’observation de la création contemporaine, une fenêtre ouverte sur l’art vidéo, une carte blanche à des curators, sans orientation précise ni thématique prédéfinie.
Intéressée par les problématiques du monde, El Kazma projette dans des containers disposés sur la Corniche de Gabès, ainsi que dans différents lieux de la ville, des vidéos artistiques sélectionnées par des curators internationaux chaque année différents.
C’est à partir de l’oeuvre de Melik Ohanian “Invisible Film” que j’ai sélectionné des oeuvres qui abordent la question de l’invisible. Ce film est un objet de mémoire. En 2005, l’artiste a projeté en 35 mm une copie originale du film “Punishment Park” de Peter Watkins, sur le lieu où il a été tourné en 1971, dans le désert d’El Mirage en Californie, la rendant invisible. L’absence d’un écran qui arrêterait la lumière de l’image rendait sa présence fantomatique. “Punishment Park” est un film documentaire de science-fiction politique censuré aux États-Unis pendant 25 ans. Bien que les dialogues des protagonistes aient été audibles lors de la projection, c’est bien la question de l’invisible dans sa dimension d’absence que cette oeuvre désigne et interroge. L’invisible dont il est question ici ne concerne pas tant le domaine du réel qu’une impossibilité de le voir.
Aux premières heures de l’humanité, la faculté d’anticiper sa propre finitude, a accompagné l’émergence de la conscience de l’espèce humaine, et avec elle une quête de spiritualité. Le déroulement de l’histoire du monde s’est assorti depuis d’un domaine invisible séparé des réalités sensibles et dont l’essence immatérielle alimente encore les pensées et les rites de croyances ancestrales.
Ce n’est qu’avec l’essor de la modernité que plusieurs histoires de l’immatériel sont apparues conjointement. La science, elle, n’a eu de cesse de fouiller cet espace inaccessible et irrationnel en explorant l’infiniment grand relativisant notre place à l’échelle de l’univers puis l’infiniment petit, pour déceler les détails qui régissent notre monde et sa mécanique complexe.
Est né dès lors un autre scénario dans le cours de l’histoire plus prosaïque, dont le dictat croissant depuis l’industrialisation s’associe à la perte progressive du sentiment religieux, au profit du matérialisme, dans une pensée paradoxale de l’immatériel : On pourrait en comprendre le sens en se plongeant dans l’histoire des techniques.
Depuis que l’outil est venu prolonger la main et les domaines de la pensée, il nous a émancipé des contingences naturelles. Les outils techniques et les médias nous ont permis d’évoluer dans le monde et d’y communiquer avec plus de facilité. La condition moderne a pourtant dans un même temps mis à distance le monde comme une donnée abstraite, idéale et séparée des réalités sensibles.
Rien d’étonnant donc à ce que, deux siècles après la révolution industrielle, l’idée de progrès telle qu’elle résonne encore aujourd’hui, soit une pensée qui s’apparente à un désir d’invisibilité. Roland Barthes prédisait déjà dans les “Mythologies” en 1954 avec son texte sur la DS (sous le titre “La Nouvelle Citroën”) cette inclination à s’approprier un objet parfaitement magique dans un désir de spiritualisation des objets.
Ce désir d’invisibilité, dématérialisée semble être dorénavant l’aboutissement de la société occidentale idéale. Les satellites, les drones, le wifi, le bluetooth, la reconnaissance faciale, les données dématérialisées, les identifiants vocaux, le click and collect, le drive, etc... sont autant d’outils mis en place pour accélérer l’effacement progressif des liens matériels.
En réduisant drastiquement nos surfaces de contact, le codage et l’écriture binaire archivent aujourd’hui l’intégralité de notre activité humaine dans le Cloud. Ce nuage sans contour est littéralement la mémoire et l’ombre de nous-même. Il est le reflet de notre vie vécue en archivant immédiatement les données et les interactions que nous produisons ou échangeons ; nos images, nos messages, nos déplacements, et bientôt l’ensemble de nos faits et gestes. C’est une cartographie immatérielle et à l’échelle 1:1 du monde qui se dessine.
Cette image fantôme et mimétique du monde qui le recouvre jusqu’à s’y confondre totalement, c’est avant tout le dessein d’une projection du monde occidental qui a oublié sa vulnérabilité.
La présence et la place des virus dans l’évolution, dont certains avancent l’hypothèse qu’ils seraient les premiers organismes à ADN, heurtent et bousculent nos certitudes de plein fouet. La brutalité avec laquelle cet événement fait vaciller le monde nous interroge.
Alors qu’il devrait nous pousser à imaginer d’autres scénarios que ceux que nous avons soutenus jusqu’ici. Et bien qu’il mette avant tout en perspective cette dimension immatérielle au regard de l’expérience du monde réel. Sous de nombreux aspects, c’est ce monde immatériel qui a trouvé avec la pandémie une place conséquente dans nos vies vécues.
Imaginé à distance, cet ensemble de films, nous interroge sur les multiples facettes de cette part invisible qui aujourd’hui se manifeste à nous sous diverses formes. Cette sélection pose la matérialité des images comme une donnée nécessaire à une expérience du monde visible, dont l’épreuve que nous traversons nous permet d’en mesurer la préciosité. Pensée comme un parcours, les films et installations présentées cette année pour El Kazma 2021 est une déambulation discursive où les oeuvres les unes à la suite des autres s’enchaînent pour former une ligne narrative, dans laquelle le regard du public vient opérer des liens et construire une image en mouvement, d’une histoire paradoxale et matérielle de l’invisible.